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Le bouton Crépin-Petit à la mode depuis 150 ans
À Bernaville, village de 1 000 habitants au nord de la Somme, on fabrique des boutons et des accessoires pour l'habillement depuis un siècle et demi. L'entreprise Crépin-Petit, du nom des deux fondateurs, est l'une des trois dernières usines de boutons en France. Son rachat in extremis par les co-gérants, Dominique Ossart et Pascal Lherbier, sauve la fabrique de la fermeture en 2009. Le directeur adjoint, Émilien Ossart, revient sur 150 ans d'histoire et explique comment Crépin-Petit continue à suivre les tendances.

Crépin-Petit se présente-t-elle comme une entreprise historique de la Somme ?
Crépin-Petit a plus de 150 ans d'histoire, elle en est reconnue par le label Entreprise du patrimoine vivant. Dans notre secteur d'activité de créateur de boutons et d'accessoires pour l'habillement, toute l'industrie du textile du pays et tous les stylistes français connaissent Crépin- Petit, nous sommes l'un des trois derniers fabricants de boutons en France. La reconnaissance de l'entreprise vient également de son savoir-faire historique et de la passion de ses salariés depuis plusieurs générations. La plupart font toute leur carrière ici, c'est une vraie famille, eux et elles aussi transmettent un patrimoine avec leur savoir-faire, c'est pour cela que ce n'est pas une boîte comme les autres.
En 150 ans, la vie de l'entreprise et des salariés n'a pas été un long fleuve tranquille, surtout ces dernières années ?
Crépin-Petit s'est fait son nom sur son travail des matières nobles, en particulier l'ivoire à l'époque, elle fabriquait aussi les chapelets pour l'institution catholique. L'entreprise a connu les années fastes des Trente Glorieuses, il y a eu jusqu'à trois sites dans le village même de Bernaville et jusqu'à 150 salariés. Puis les premières vagues de délocalisations des clients de l'industrie textile sont arrivées au début des années 90, elles se sont poursuivies dans les années 2000. Crépin-Petit a perdu beaucoup de marchés, celui des enfants pour qui les vêtements durent moins longtemps, a été définitivement perdu. En 2004, le directeur, dernier gérant historique des Crépin-Petit, est parti à la retraite et a revendu au groupe italien Gritti. Il s'est avéré que ce repreneur n'était là que pour récupérer le savoir-faire français et le ramener dans ses usines d'Italie et du Vietnam. Il n'a fallu que quatre ans pour que l'entreprise soit mise en liquidation judiciaire en 2008.
C'est là qu'interviennent votre père Dominique Ossart et Pascal Lherbier pour que Crépin-Petit reprenne un nouveau départ ?
Mon père était salarié de l'entreprise depuis le début des années 80, il l'avait quittée au début des années 2000 et avait repris la Boutonnerie Européenne dans le Nord. Toujours dans cet esprit familial, les salariés voulaient sauver leur entreprise, ils ont alors fait appel à un ancien de la famille. Mon père a donc repris Crépin- Petit en 2009, en co-gérance avec son associé, Pascal Lherbier, tous les deux en sont toujours les co-gérants. 70 salariés étaient encore présents au moment de la liquidation, sur deux sites de Bernaville. Le plan de reprise n'a permis de conserver qu'une vingtaine de salariés sur un seul site, l'usine historique de la société. J'ai moi-même intégré l'entreprise en 2018 et pris la fonction de directeur adjoint en 2021. Une société soeur a également été créée : Mode Harmony à Paris pour fournir la clientèle parisienne avec réactivité. Nous sommes aujourd'hui 30 salariés.

Comment avez-vous réussi à pérenniser l'entreprise à Bernaville et à résister à la l'ultra-mondialisation ?
D'une part, le faible investissement du rachat à la barre du tribunal nous a permis de remettre à niveau l'outil de production. L'usine s'étend sur 2 500 m², dont 2 000 m² dédiés à la production avec deux ateliers de fabrication, cinq ateliers de finition et un espace d'expédition. D'autre part, l'enjeu de la reprise était de redevenir un modèle rentable, nous nous sommes donc concentrés sur notre valeur ajoutée : notre savoir-faire reconnu en termes de traitement de surface des boutons en ponçage, vernissage, émaillage à chaud, gravage au laser, teinture, injection... Nous fabriquons aussi ici en usine les boutons de plusieurs matières, sauf la nacre et le métal. Nous sommes en même temps une petite structure capable de nous adapter à toutes les demandes spécifiques. Nous pouvons ainsi répondre à de très petits volumes de créateurs stylistes jusqu'à des commandes de dizaines de milliers de boutons pour les grandes marques. Dans l'année, nous fabriquons 20 à 30 millions de boutons.
Qui sont les clients des boutons et accessoires Crépin-Petit ?
C'est un marché de niche mais nous avons 500 clients dans l'année, à plus de 70% dans le prêt-à-porter moyen et haut de gamme féminin. Nous travaillons pour les grosses enseignes de mercerie que sont par exemple Atelier Brunette, Mercerine, Lise Tailor ou les marques de l'ancien groupe Phildar. Dans le prêt-àporter haut de gamme, nos clients sont aussi Lacoste, Le coq sportif, Petit Bateau, Sandro, Sezane... Nous collaborons également historiquement avec des marques peut-être moins connues mais qui n'ont jamais voulu délocaliser, je pense aux enseignes du bord de mer normand comme Saint James et Armor- Lux. Ils font appel à notre qualité et notre disponibilité. Pour preuve : nous pouvons développer uniquement cinq boutons à la demande d'un seul défilé de mode. Chez Lacoste, dans leur lutte face à la contrefaçon, le bouton Crépin-Petit a autant d'importance que leur crocodile brodé.
Qu'est-ce qui différencie le bouton Crépin-Petit ?
C'est notre savoir-faire historique, nos clients savent que nos collaborateurs sont eux-mêmes très exigeants sur la qualité, ils peuvent se réadapter à leurs demandes, tout est contrôlé et recontrôlé avant la sortie de la production. Les clients attendent ainsi les deux collections annuelles Crépin-Petit : automne/hiver et printemps/été que nous présentons un à deux ans à l'avance. Ils savent que nous travaillons continuellement sur des nouveaux boutons et accessoires de mode qui suivent les tendances. Nous sortons en effet 40 à 60 cartes de boutons, elles-mêmes composées de 12 à 20 boutons par carte, et cela deux fois par an. C'est un boulot énorme de recherche et développement, ainsi que de nos deux stylistes qui analysent les modes. Parfois, nous réadaptons d'anciennes formes, la mode est un éternel recommencement. Je peux par exemple annoncer que les couleurs de la prochaine collection automne/hiver seront les gris, rose pâle et vert pâle.
Vous devez cependant composer avec une conjoncture très fluctuante et même très incertaine actuellement ?
La conjoncture est en effet compliquée, en particulier depuis un an et demi. On est surtout passé de tout à rien : notre activité a connu un vrai boum aux moments du covid et du post-covid. Il y a eu à cette période une volonté générale de consommer et produire mieux, de qualité et en circuit-court, les clients demandaient des attestations d'origine des produits. Crépin-Petit a même battu son record sur l'exercice 2021/2022. Puis en deux ans, nous sommes passés d'une jeunesse revendiquant cette prise de conscience aux files d'attente devant les pop-up stores. Cela s'est retourné extrêmement vite, mais ce sont bien sûr les problèmes d'inflation qui ont changé la situation et ralenti le business, le seul enjeu est aujourd'hui le prix. Nous sommes dépendants du consommateur final, si nos clients ne vendent plus, ils n'achètent plus chez Crépin- Petit. Depuis 2023/2024, nous avons vu certains clients repartir en délocalisation et nous en voyons aussi d'autres souffrir.
Quelles sont les conséquences pour l'entreprise Crépin-Petit ?
Nous subissons un enchaînement de phénomènes que nous ne maîtrisons pas : la guerre en Ukraine, les coûts de production et maintenant les taxes douanières américaines. Nous avons la chance que l'entreprise soit bien gérée, cela nous a permis de ne pas perdre d'argent, en revanche nous avons dû nous séparer de six personnes en fin d'année 2024 – début 2025. Crépin-Petit était dans des objectifs d'innovation depuis plusieurs années, nous sommes revenus dans des objectifs de rentabilité. Aujourd'hui nos investissements sont stoppés, la priorité est de protéger notre métier, de ne pas perdre d'argent et l'année à venir se présente de la même teneur.
Une situation économique que vous avez pu exposer à la porte-parole du gouvernement qui est venue visiter votre usine ?
Nous avons appris peu de temps avant sa venue dans la Somme le 14 mars, la visite à Crépin-Petit de Sophie Primas, ministre et porte-parole du gouvernement, sur les conseils du sénateur Laurent Somon, ancien maire de Bernaville. Avec les co-gérants Dominique Ossart et Pascal Lherbier, nous l'avons accueillie en toute citoyenneté et cela nous a permis en effet de passer quelques messages. En particulier celui de la concurrence totalement déloyale de la Chine par rapport au coût du travail en France. Je peux citer en exemple les plateformes de vente de vêtements en ligne Shein ou Temu, dont les conditions de fabrication sont déplorables, la toxicité des vêtements est manifeste et leurs livraisons en petits colis passent même à travers la TVA à la douane. Nous espérons de fait un sursaut politique pour que le savoir-faire et l'industrie française soient reconnus et protégés, pour qu'au moins nos concurrents jouent avec les mêmes règles.
Comment appréhendez-vous l'avenir pour l'industrie du textile et Crépin-Petit ?
Il est très difficile aujourd'hui de se projeter à moyen terme, la menace des États-Unis sur les taxes douanières provoque indéniablement un repli sur soi. Mais on espère bien sûr que l'Europe se solidarise plutôt que de voir les produits chinois refusés aux États- Unis inonder le marché européen. Nous observons comment le marché va se stabiliser, nous attendons une reprise de conscience, cela peut être cyclique comme d'habitude. Mais à Crépin-Petit, nous sommes persuadés que nous avons toujours notre place, nous avons d'ailleurs créé pour cela notre site de vente en ligne, mafabriquedeboutons.com, en plus de notre site vitrine. Le chiffre d'affaires a certes baissé mais c'est parce qu'il fait suite à des années exceptionnelles, ainsi nous avons pu remettre à niveau notre outil de production et notre savoir-faire perdure.
En chiffres
2,4 M€ de chiffre d'afffaires par an
25 millions de boutons fabriqués tous les ans
30 salariés
Bonus
UN LIEU FAVORI : Amiens, je suis né ici, j'ai grandi ici. Je suis parti à Lille il y a 15 ans pour mes études puis le travail, et je suis content d'être revenu à Amiens, je suis à la maison. La ville et sa métropole sont à la fois proches de tout et à l'écart de tout, dans le calme et la verdure.
UNE PERSONNALITÉ INSPIRANTE : Je pense instinctivement à mon père, Dominique Ossart. Je suis arrivé dans l'entreprise pour être à ses côtés et faire perdurer ce que lui-même a repris. Cette reprise démontre la force de caractère de mon père et le travail impressionnant qu'il a réalisé.
UN CONSEIL À UN JEUNE DIRIGEANT : Je suis moi-même un jeune directeur adjoint de 34 ans, mais ce que je peux dire c'est d'y aller, ne pas avoir le regret de ne pas avoir tenté, au pire on se plante, au mieux ça marchera. Mais j'ajoute qu'il ne faut pas penser qu'on peut faire tout, tout seul, sans s'entourer. Il n'y a rien qui remplace le temps passé dans l'entreprise, il faut savoir écouter.