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L'activité économique face au risque des troubles géopolitiques

L'activité économique face au risque des troubles géopolitiques

Des bouleversements géopolitiques sont en cours, dont la Chine, les États-Unis et la Russie sont les principaux acteurs, constate l’Ifri. La multiplication  des conflits dans le monde concerne aussi les entrepreneurs, témoigne Patrick Pouyanné, Pdg de Total, lors d’une récente conférence.

Compte tenu de la multiplication des crises et de la dégradation du contexte international (…), il est indispensable pour les dirigeants d’entreprises d’intégrer le risque géopolitique dans leurs prévisions », met en garde Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), auteur d’une note sur “Le retour du risque géopolitique. Le triangle stratégique Russie, Chine, États-Unis”, publiée en février dernier. Ce 7 avril, à Paris, un débat sur ce sujet organisé par l’Ifri et le think tank, l’Institut de l’entreprise, réunissait l’auteur de la note et Patrick Pouyanné, Pdg du groupe pétrolier et gazier Total. Le constat général, d’après Thomas Gomart, est celui d’une « multiplication des situations où le politique prend le pas sur l’économique », fruit d’une évolution profonde des relations internationales. Lesquelles se structurent désormais autour d’un « jeu triangulaire », entre trois grandes puissances, la Chine, les États-Unis et la Russie, chacune détentrice de l’arme nucléaire. La Russie a adopté une « stratégie de puissance pauvre, (…) stratégie très constante dans son histoire », analyse Thomas Gomart. Concrètement, le pays focalise ses efforts pour augmenter sa puissance militaire, au détriment de son développement économique. Et aujourd’hui, la Russie, qui se sent « en position défensive, vis à vis de l’Otan », estime le chercheur, déploie une stratégie de « guerres limitées », – comme en Ukraine -, pour affirmer sa puissance. « Le problème de Poutine, c’est sa place dans l’histoire russe », résume Thomas Gomart, qui qualifie la situation de « dangereuse ». Deuxième puissance en lice, la Chine est notamment mue par sa stratégie d’indépendance en matière énergétique, nécessaire à son développement économique, qui conditionne sa politique, notamment navale. Par exemple, il s’agit de « transformer la mer de Chine en lac chinois », illustre Thomas Gomart. De quoi nourrir des tensions avec les États-Unis qui contrôlent traditionnellement cette voie maritime. Quant à ces derniers, en dépit de leur tradition isolationniste, ils restent dotés d’une capacité militaire décisive et conservent une forte capacité et volonté de puissance, via leur politique énergétique, – avec le développement de l’exploitation du gaz de schiste -, le dollar et leur poids dans la structuration du commerce mondial, via les accords commerciaux internationaux, comme l’actuel, très discuté, Tansaltantic Trade and Investment Partnership (TTIP). Aux yeux de ces trois superpuissances aux intérêts concurrents, l’Europe pèse peu. Pire, s’il se réalise, le Brexit, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, « instillera une impression de décricotage accéléré. Il y a une perception par le monde qui sera très négative », commente Thomas Gomart. Et si elle se confirme, la remise en cause de l’Union européenne, déjà affaiblie économiquement et démographiquement sera « catastrophique », renchérit Patrick Pouyanné.

Des crises qui se multiplient Au total, « il est clair qu’aujourd’hui, le monde bascule vers le Pacifique », poursuit Patrick Pouyanné. Autre dynamique, le bouleversement en cours, qui place le jeu triangulaire de la Chine, des États-Unis et de la Russie au cœur des relations internationales s’est conjugué, ces dernières années, avec les lourdes conséquences de la baisse du prix du pétrole. Durant dix ans, rappelle le Pdg de Total, jusqu’en 2010, le baril a atteint les 100 dollars. Mais le choc pétrolier l’a fait chuter jusqu’aux 30 dollars d’aujourd’hui. Si cette évolution modifie la donne, c’est que l’indépendance énergétique constitue un enjeu de souveraineté nationale primordial. « Les États-Unis et la Russie sont deux des plus gros producteurs et consommateurs de pétrole. La sécurité et l’approvisionnement en énergie sont au cœur de leur puissance », analyse Patrick Pouyanné. De plus, la chute du cours de cette matière première a également impacté brutalement les pays producteurs, dont les revenus ont diminué de manière drastique pour certains. Résultat de ces dynamiques croisées, « le niveau d’instabilité a rarement été aussi fort depuis une cinquantaine d’années », commente Patrick Pouyanné, évoquant pêle-mêle le chaos libyen, où la chute de Kadhafi a laissé la voie libre aux mouvements terroristes de Daech et Al Qaida, impactant plus largement la région, ou encore la zone Irak-Iran. Celle ci est devenue une « zone d’affrontement de toutes les puissances, entre Riyad, Washington et Moscou », affirme Patrick Pouyanné. Et il y a aussi le Yémen, où se confrontent Saoudiens, Iraniens et Al Qaida. Un nœud de discorde où s’affiche la stature internationale retrouvée de l’Iran suite aux accords sur le nucléaire face à l’Arabie Saoudite, qui faisait jusqu’alors figure de leader… « Cela traduit une rivalité entre deux courants religieux majeurs, avec un arc chiite qui se reconstitue avec le soutien de la Russie », commente Patrick Pouyanné.

Total au milieu des guerres Si le Pdg de Total fait figure d’expert ès géopolitique, c’est bien évidemment parce que l’activité du groupe se situe au cœur de ces conflits. Pour la société, qui dispose d’équipes effectuant une veille permanente sur ces sujets géopolitiques, l’enjeu est alors double, à la fois économique et de sécurité pour ses 200 000 salariés, quand la plupart d’entre eux travaillent dans ces pays sous tension, susceptibles de basculer dans la violence. « Au Yémen, en mars 2015, Al Qaida était à 50 kilomètres du site. Nous avons donné l’ordre d’évacuer. Nous étions préparés avec l’armée française », relate Patrick Pouyanné. Depuis deux ans déjà, en relation avec les autorités françaises, l’entreprise observait les mouvements du groupe terroriste. Pour développer ses activités et survivre dans ce contexte à haut risque, la société dispose de plusieurs atouts. « Total est une major pétrolière. La taille de l’entreprise fait qu’aucun des pays ne peut mettre la solidité de l’ensemble à risque. C’est un élément essentiel », explique Patrick Pouyanné. Autre atout, le siège de la France au conseil de sécurité de l’ONU, qui peut conduire un pays à préférer traiter avec l’entreprise plutôt qu’avec l’une de ses concurrentes anglo-saxonnes. « Les pays nous voient à travers ce prisme », estime Patrick Pouyanné. Les choix stratégiques pèsent aussi. « Nous investissons à 25 ans, et nous avons la notion de temps long. Lorsque Hugo Chavez a nationalisé en 2004, nous avons fait face et décidé de rester, car nous avons aussi appris que la meilleure façon de développer l’entreprise passe par la fidélité à ces pays. Ceux qui restent présents marquent beaucoup de points », estime Patrick Pouyanné. Lequel fait le même calcul en Russie, où le groupe investit actuellement 30 milliards de dollars.

Anne DAUBRÉE