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Les banques centrales au front

Les gouvernements se démènent face à la crise mais doivent constater leur impuissance. Les banques commerciales pansent leurs plaies et négligent le financement de l’économie. Tous les regards sont donc braqués sur les banques centrales, sommées de rétablir la prospérité. Elles essaient. Avec témérité.

Les banques centrales au front

Chaque époque génère ses enchanteurs. Il fut un temps où aucun général n’engageait la bataille avant d’avoir consulté les haruspices ; il fut un temps où la foule se pressait aux pieds du monarque pour être guérie des écrouelles ; il fut un temps, pas si lointain, où un nouveau chef d’Etat était supposé porter le “changement”. Ces temps crédules sont désormais révolus. Science et technique ont supplanté les superstitions. La toute puissance jupitérienne est désormais dévolue aux banquiers centraux, qui orchestrent les destinées du panthéon des divinités modernes : les monnaies. Se trouve ainsi confirmée la prophétie de John Law, génial inspirateur de la théologie économique moderne : « La monnaie est dans l’Etat ce que le sang est au corps humain : sans l’un on ne saurait vivre, sans l’autre on ne saurait agir ». La réalité a même dépassé la prédiction : sans argent, nul ne peut vivre bien longtemps.
Il en résulte que le banquier central est maintenant crédité d’une aura qui le distingue du commun des mortels. Il a gagné son indépendance de tout pouvoir temporel ; il n’agit que sous l’inspiration de la divine science monétaire dont il est supposé détenir seul les secrets ; il s’adresse aux manants dans une langue qui lui est propre, un brouet de poncifs “popote”, de syntagmes ésotériques et d’amphigouris cabalistiques, qui font de lui une sorte de Pythie de Delphes. Ce pourquoi des cohortes d’exégètes se pressent à chacune de ses apparitions, après qu’il a présidé la réunion secrète, rituelle et mensuelle, du Conseil de la politique monétaire.
Le calendrier de la liturgie monétaire a fait récemment sortir de leurs grottes respectives Ben Bernanke, de la Banque fédérale américaine, et Mario Draghi, de la Banque centrale européenne. Leurs déclarations étaient très attendues. Le premier a détruit les rumeurs qui circulaient depuis quelque temps sur les marchés : compte tenu de l’amélioration supposée de l’économie US, la FED envisagerait de rationner ses grâces. En relevant ses taux directeurs et en réduisant ses interventions “non conventionnelles” (rachat de bons du Trésor US et de créances immobilières émises par les organismes de refinancement hypothécaire). Pour le plus grand bonheur des milieux financiers, Ben a infirmé ces mauvais présages. Car l’activité se développe, certes, mais à un rythme modéré. Car la situation de l’emploi s’améliore, certes, mais le chômage reste élevé. Car l’inflation progresse, certes, mais très en deçà de l’objectif-cible de la Fed. Entendez par là que les risques de déflation et de récession demeurent. Bref, le bec d’une hirondelle ne fait pas le printemps. Aussi vaut-il mieux ne pas couper trop vite le chauffage. En foi de quoi la FED s’engage-t-elle à maintenir ses taux au prix de la gratuité (entre 0 et 0,25 %), ainsi que ses mesures non conventionnelles de soutien, aussi longtemps que les statistiques de l’emploi ne seront pas présentables, que l’inflation n’aura pas atteint des sommets inquiétants, que les poules auront des dents et que, quand bien même tous les indicateurs seraient-ils au rendez-vous, suffisamment longtemps pour que l’on soit sûr du retour à meilleure fortune. En un mot, la perfusion de liquidités à laquelle s’adonne la FED ne cessera qu’à la prochaine commotion financière, celle qui débranchera définitivement le malade. C’est la même thérapie qui a été engagée par la Banque du Japon, pourtant coutumière de l’argent gratuit et du soutien direct à l’endettement public. Sauf qu’à l’initiative de son nouveau gouverneur, installé par le Gouvernement dans cet objectif, la planche à billets va se déchaîner. L’avenir devrait ainsi éclairer cette interrogation lancinante : sachant qu’une politique monétaire durablement “accommodante” (c’est-à-dire laxiste) produit les catastrophes que l’on connaît (depuis 2008), quels effets faut-il attendre d’une politique monétaire débridée (c’est-à-dire nihiliste) ? Les paris sont ouverts.
Dans ce concert d’expérimentations téméraires, la BCE se montre plus conventionnelle. Sans se montrer toutefois rigoureusement orthodoxe, au moins tant que l’OMT (Outright Monetary Transactions) n’est pas opérationnel : il s’agit de ce mécanisme qui permettrait à la BCE d’acheter sur le marché la dette des pays de l’Eurozone, dans l’objectif de faire baisser les taux (objectif dont la pertinence est fermement contestée par la Buba). Dans l’immédiat, Draghi a abaissé le taux directeur à son plus bas niveau historique (0,5%) et promis de conduire une politique accommodante « aussi longtemps que nécessaire ». Entendons par là qu’il continue d’irriguer le système bancaire à la demande – ce qui n’a rien de vraiment hérétique. Mais la nouveauté, qui devrait susciter des réticences, se situe dans l’intention déclarée d’aider les PME à se financer. Ce n’est pas déshonorant, de la part de la BCE, de se préoccuper des difficultés qu’ont les entreprises d’accéder au crédit. Mais ce terrain est celui des banques commerciales, pas de la Banque centrale. Mario Draghi a ainsi sous-entendu qu’il pourrait accepter en garantie, de la part des banques, les créances sur les entreprises. Une façon de suggérer une nouvelle vague de titrisation ad hoc, sur le modèle qui a si bien fonctionné avec le crédit hypothécaire aux particuliers – notamment les subprime. Une façon également de faire un pas dans la direction de ses homologues américaine et japonaise, en gonflant son bilan avec du papier de qualité hypothétique – cela dit sans vouloir offenser les entreprises. Après le ramassage d’obligations souveraines plutôt sulfureuses, ce serait là un nouvel et méchant accroc à l’orthodoxie.